Le management opérationnel peut-il être le socle d'un management stratégique ? Vers une approche "bottom-up" ?
- 17 oct.
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1. Introduction : Du flux descendant au mouvement ascendant
Aujourd’hui, parlons de management opérationnel. On le voit souvent comme une fonction d’exécution, mais cette image évolue : de plus en plus d’entreprises impliquent leurs équipes de terrain dans la réflexion stratégique. Il ne s’agit plus d’opposer « ceux qui décident » (les cols en blancs) et « ceux qui font » (les cols bleus), mais d’inventer une vraie collaboration. Une étude publiée par Kowalski & Dufour, en 2024, dans la revue « Management Decision » le confirme : la performance collective repose avant tout sur la confiance et la qualité des relations entre niveaux hiérarchiques. Récemment, en septembre 2025, le studio Build A Rocket Boy a été secoué par une lettre ouverte, de près de 100 employés, dénonçant un management trop fermé, où les retours des opérationnels n’étaient pas pris en compte, voire pas du tout écouté. Cette actualité nous rappelle l’essentiel : la stratégie gagne à s’appuyer sur les compétences et l’expérience du terrain. Alors, le management opérationnel peut-il devenir le socle du management stratégique ? Autrement dit, peut-on envisager une stratégie qui s’élabore à partir du terrain, nourrie par les retours et les compétences des managers opérationnels ? Je vous invite donc à m’accompagner dans l’exploration de ce double mouvement : celui où le terrain nourrit la vision stratégique, non pas comme simple exécuteur, mais comme contributeur primordial
2. Clarifications conceptuelles
Déjà, commençons par clarifier les termes clés pour comprendre cette dynamique :
Le management opérationnel, c’est celui qui fait référence aux pratiques de pilotage au jour le jour, au management « de terrain », incluant la gestion des équipes, le suivi de la performance, les routines, les processus, les contraintes techniques ou qualitatives, et la gestion des imprévus.
La management stratégique, quant à lui, concerne la définition des grandes orientations stratégiques, telles que les choix de marchés, le positionnement concurrentiel ou les ambitions à moyen ou long terme.
Le terme « bottom-up » désigne le flux d’informations, d’initiatives ou d’innovations qui remonte du terrain vers le sommet de l’organisation, en opposition au flux « top-down » (du sommet vers le terrain).
3. Les piliers du management opérationnel : Compétences techniques et relationnelles
Pour que le management opérationnel devienne un véritable socle stratégique, le manager de terrain doit s’appuyer sur deux grandes familles de compétences : les compétences techniques, ou hardskills, et les compétences relationnelles, ou softskills. Les compétences techniques regroupent la maîtrise des outils, des processus, de la qualité, de la planification et la gestion des ressources humaines. Elles garantissent l’efficacité et la conformité du travail au quotidien. Mais ces savoir-faire ne suffisent pas. Les compétences relationnelles, comme l’écoute, la communication, l’empathie, la bienveillance, le leadership ou encore la gestion du stress, sont tout aussi essentielles. Elles permettent de comprendre les besoins et contribuent au maintien de la motivation, de la cohésion et de la confiance au sein des équipes. Une étude de l’Université Paris-Saclay en 2024 a montré que les entreprises qui investissent dans les softskills de leurs managers voient leur performance globale augmenter. D’autres recherches, celles de Barret & Reus (2023), confirment que la qualité du lien humain entre niveaux hiérarchiques favorise l’apprentissage collectif et l’innovation. L’exemple du studio Build A Rocket Boy illustre bien les risques d’un management déconnecté : malgré ses ambitions, le manque d’écoute et la culture du « crunch » ont entraîné désengagement et perte de sens. Comme l’ont démontré Costa & Mertens en 2024, la confiance organisationnelle agit comme un véritable multiplicateur de performance… mais son absence crée désalignement et tensions. En résumé, les compétences relationnelles ne sont pas un supplément : elles sont le ciment d’un management performant, humain et durable.
4. Le management opérationnel comme moteur et socle stratégique
Comme vous l’avez déjà compris, le management opérationnel ne se limite pas à l’exécution de directives ; il devient un acteur de co-construction. Les managers de terrain sont porteurs d’informations, de perceptions et de savoirs qui enrichissent la vision stratégique. Cette interaction repose sur un dialogue continu, une circulation fluide de la parole et une reconnaissance mutuelle des expertises. Dans cette perspective, le lien entre management stratégique et opérationnel ne doit pas être vertical mais réciproque. L’un éclaire, l’autre ancre ; l’un oriente, l’autre ajuste. Ensemble, ils forment une intelligence collective qui permet à l’organisation de se transformer en permanence. Selon une étude de l’Université de Lausanne de 2023, les entreprises qui favorisent la co-construction stratégique entre les niveaux de management affichent une amélioration de 27 % de leur capacité d’adaptation organisationnelle.
4.1. L’Écoute Stratégique
L’écoute active n’est pas seulement une technique de communication, c’est un acte de reconnaissance. Écouter, c’est accepter que l’autre voie la réalité sous un angle différent, et que cette différence puisse enrichir la décision. Du côté du management stratégique, cela suppose une écoute ouverte, qui accueille la complexité du terrain sans la juger ni la filtrer prématurément. Les travaux réalisés par De Buisseret et al. en 2024, et parus dans « European Management Journal », montrent que les organisations qui instaurent des rituels d’écoute transversale (réunions inversées, dialogues croisés, ateliers de co-analyse) développent plus rapidement des solutions innovantes et renforcent la cohésion interne. Ainsi, le lien devient un espace vivant : un lieu où la confiance, la curiosité et la reconnaissance se conjuguent pour transformer la communication en compréhension, et la compréhension en action stratégique.
4.2. Les Fondements Académiques de l'Approche Bottom-Up
Le lien entre opérationnel et stratégie repose sur plusieurs grandes idées issues de la littérature académique :
Les Compétences Opérationnelles comme Ressources Stratégiques : D'après les travaux sur les Core Competencies (Prahalad et Hamel, 1990), les compétences collectives, les routines et les capacités techniques développées au niveau opérationnel peuvent devenir des capacités centrales qui distinguent l’entreprise de ses concurrents et ouvrent des options stratégiques. Une stratégie durable est fondée non seulement sur ce que l'on sait concevoir, mais aussi sur ce que l'on peut exécuter au mieux.
Interaction « Top-Down/Bottom-Up » : Le processus stratégique n'est pas strictement descendant, mais souvent un dialogue entre le « haut » et le « bas ». Les contraintes, les idées et les retours du terrain influencent les choix stratégiques, légitimant ainsi une approche « bottom-up ».
L’Ambidextrie Organisationnelle : Les entreprises doivent être « ambidextres » (Tushman & O’Reilly, 1996), c'est-à-dire capables d'exploiter leurs compétences existantes tout en explorant de nouvelles voies. L'exploration (innovation, nouvelles idées…etc.) nécessite que l’opérationnel puisse proposer et expérimenter, ayant ainsi un accès direct à la stratégie.
En résumé, les capacités opérationnelles peuvent générer des options stratégiques, et l’innovation nécessite que le « bas » alimente le « haut ». L'implication des managers opérationnels permet un meilleur alignement entre les objectifs stratégiques et les actions opérationnelles, conduisant à une performance accrue.
5. Intégration de l'opérationnel : Les mécanismes nécessaires
Pour que l'opérationnel soit un socle stratégique, il faut que l’entreprise mette en place des mécanismes d'intégration :
5.1. Cartographie des Capacités et des Routines
Elle doit déjà identifier les savoir-faire et les routines opérationnelles qui structurent la performance. Ce que l’entreprise sait faire, mieux que ses concurrents, doit être alimenté, protégé et étendu, en le reliant aux options stratégiques possibles.
5.2. Boucles de Rétroaction (Feedback)
Pour que le management opérationnel nourrisse réellement la stratégie, il ne suffit pas de dire que « la parole du terrain compte » : encore faut-il créer les conditions pour qu’elle soit recueillie, écoutée et… utilisée. C’est tout le rôle des feedbacks, ces espaces et dispositifs qui permettent aux collaborateurs d’exprimer ce qu’ils observent, vivent ou proposent, et de voir que leurs contributions trouvent un écho. Ils peuvent prendre différentes formes, selon la culture de l’entreprise, ses moyens, et la nature de ses activités :
Des cercles qualité, où des collaborateurs volontaires se réunissent régulièrement pour identifier les problèmes concrets rencontrés au quotidien, en analyser les causes et co-construire des pistes d’amélioration.
Des réunions d’équipe ou de revue de pratiques, qui favorisent la discussion ouverte entre pairs et managers autour des réussites, des difficultés et des enseignements tirés du terrain.
Des questionnaires de perception, ou baromètres internes, qui permettent de recueillir une parole plus large, souvent anonyme, à condition qu’ils débouchent sur un retour tangible et des actions visibles et concrètes.
Des entretiens individuels ou collectifs qui sont des moments privilégiés d’écoute où le manager prend le temps de comprendre la réalité vécue par ses collaborateurs, leurs freins, leurs idées et leurs aspirations.
Ces outils ne sont pas de simples canaux de communication : ce sont des actes relationnels. Ils expriment la volonté de l’organisation de reconnaître l’expertise de chacun et de travailler ensemble à l’amélioration du système. Les recherches de Barret & Reus, parues en 2023 dans le « Journal of Organizational Behavior », soulignent que la qualité de ces échanges repose moins sur la technologie ou la fréquence des dispositifs que sur la qualité du lien entre les acteurs. Autrement dit, un entretien sincère ou une réunion bienveillante valent souvent mieux qu’une enquête numérique mal suivie. Pour que ces boucles de remontée deviennent réellement stratégiques, trois conditions sont indispensables :
La confiance : les collaborateurs doivent sentir que leur parole est accueillie sans crainte, ni jugement.
La reconnaissance : les retours du terrain doivent être valorisés et leurs effets visibles, même lorsqu’ils ne sont pas immédiatement appliqués.
La cohérence : les messages transmis doivent être réinvestis dans les décisions ou communiqués en retour, afin de montrer que l’écoute n’est pas un geste symbolique mais une démarche structurante.
C’est en donnant du sens et de la continuité à ces boucles de communication que l’on transforme la simple remontée d’information en véritable dialogue organisationnel afin de créer un espace de coopération où l’opérationnel et le stratégique construisent ensemble l’avenir de l’entreprise.
5.3. Espaces d’Expérimentation et Unités « Pilotes »
Afin de tester les idées du terrain sans mettre en péril l'activité principale, l’entreprise peut mettre en place des « laboratoires », des projets pilotes ou des structures d’innovation interne. Ces espaces permettent de tester, d’apprendre et d’échouer à petite échelle avant une éventuelle généralisation.
5.4. Systèmes d’Absorption et Infrastructures Analytiques
Avoir des feedbacks ne suffit pas. L’entreprise doit se doter d’équipes avec des compétences analytiques élevées ainsi que de systèmes d’information pour transformer les signaux faibles en connaissances actionnables. Ceci inclut, par exemple, les bases de données, la Business Intelligence (outils de collecte, traitement et analyse de données) et les dashboards (tableaux de bord de suivi).
5.5. Managers « T-Shaped » et Leadership Hybride
Les managers doivent connaître le terrain et ses contraintes, tout en étant capables de penser stratégie. Le profil « T-shaped » (large culture et profondeur opérationnelle) est précieux pour jouer le rôle de traducteur entre le terrain et la direction.
5.6. Alignement des Critères de Performance et des Incitations
Pour encourager les initiatives, les critères de performance doivent intégrer les idées générées, les projets pilotes validés, l’amélioration continue et l’apprentissage, au lieu de récompenser uniquement les résultats quantitatifs ou la conformité.
5.7. Boucle de Révision Stratégique
La stratégie doit être périodiquement ajustée, voire modifiée, en fonction des remontées d'information du terrain et des expérimentations réussies. Cela garantit un dialogue continu entre le « haut » et le « bas ».
6. Limites, défis et précautions
L’approche « bottom-up » présente des défis qu'il faut aborder avec vigilance :
Le risque de dispersion : Si trop d'idées « terrain » sont valorisées sans cohérence, cela peut mener à un foisonnement désordonné. Le filtrage et la priorisation sont donc essentiels.
La capacité d’absorption limitée : Toutes les remontées ne peuvent être traitées. Il faut des structures capables de trier, d’analyser et de décider de la pertinence.
Le temps et le coût de coordination : Les boucles ascendantes nécessitent de la gouvernance, du temps et des ressources financières.
La tension entre contrôle et autonomie : Plus d’initiative du terrain implique plus de tolérance à l’échec. Ce qui inclus donc de retravailler les manières de penser les processus de contrôle.
L’alignement avec le sommet : L’exercice est vain si la direction n’est pas prête à entendre les remontées. Une culture d’ouverture, de confiance et de transparence est donc indispensable.
7. Conclusion
L’idéal, c’est d’imaginer un management hybride où le haut et le bas de l’organisation dialoguent vraiment. Direction et terrain doivent être suffisamment affirmés et ouverts pour chercher ensemble les meilleurs compromis, construire le projet, et s’ajuster en permanence. Mais cela ne fonctionne que si le climat de confiance est solide : sans confiance, les initiatives du terrain restent timides ; sans reconnaissance, elles disparaissent rapidement. L’exemple du studio Build A Rocket Boy en 2025 l’a parfaitement illustré : malgré un projet innovant et beaucoup de moyens, l’absence d’écoute et la culture du « crunch » ont cassé la dynamique, creusant le fossé entre la direction et les équipes. La lettre ouverte des salariés et le soutien du syndicat IWGB ont mis en lumière ce défaut de dialogue et une perte de sens pour le collectif. En clair, sans une véritable écoute ascendante et un lien humain structuré, la stratégie peut très vite générer désalignements, tensions, voire une crise sociale ouverte.
Ce constat est confirmé par plusieurs études récentes, notamment celle de Costa & Mertens publiée en 2024 dans « Frontiers in Psychology » : la confiance organisationnelle ne fait pas qu’améliorer le climat, elle multiplie la performance, encourage l’initiative et réduit nettement les frictions dans l’organisation. Pour construire ce lien, il faut du temps, de la cohérence dans l’action et une vraie transparence : il s’agit de dire ce que l’on fait, d’accepter d’entendre ce que l’on ignore, et d’avancer réellement ensemble vers le même objectif. Cela veut dire :
Que le management opérationnel peut oui, devenir le socle du management stratégique mais à condition de miser sur la coopération et non sur la stricte subordination.
Que la performance ne repose pas seulement sur les compétences techniques, mais surtout sur les qualités humaines : confiance, écoute, reconnaissance mutuelle.
Que le management stratégique doit passer du contrôle à l’accompagnement ; et le management opérationnel, de l’exécution à la participation active.
Dans ce modèle, l’organisation n’est plus une simple chaîne de commandement, mais un réseau vivant de relations où la parole circule, où le désaccord devient une porte d’apprentissage et les tensions, des leviers d’ajustement. Cette coopération dialogique, basée sur l’intelligence collective, forge un socle stratégique solide, durable, et centré sur l’humain, bien plus efficace qu’un modèle purement hiérarchique.
Et vous, avez-vous des exemples de réussite qui viennent corroborer ce propos ? Si c’est le cas, n’hésitez pas à les partager en commentaire, je suis certain que cela pourra inspirer d’autres entreprises et managers.
8. Bibliographie
Prahalad, C.K. & Hamel, G. (1990). The Core Competence of the Corporation. Harvard Business Review, 68(3), 79-91.
Tushman, M.L. & O’Reilly, C.A. III. (1996). Ambidextrous Organizations: Managing Evolutionary and Revolutionary Change. California Management Review, 38(4), 8-30.
Kim, Y.H., Kumar, V. & Kumar, U. (2014). Top-Down, Bottom-Up, or Both? Toward an Integrative Perspective on Operations Strategy Formation. Journal of Operations Management, 32(7-8), 462-475.
Université de Paris-Saclay. (2024). Soft Skills et performance collective : une approche empirique dans les organisations françaises. Revue Française de Gestion, 50(306), 112-128.
Barret, L. & Reus, T. (2023). Interpersonal Trust and Cross-Level Collaboration: The Relational Foundations of Organizational Learning. Journal of Organizational Behavior, 44(9), 1356-1373.
De Buisseret, E., Nizet, J. & Martens, A. (2024). Cross-Level Listening and Strategic Responsiveness in Organizations. European Management Journal, 42(2), 241-257.
Costa, A. & Mertens, S. (2024). Organizational Trust as a Performance Lever: A Psychological Perspective. Frontiers in Psychology, 15, Article 13245.
Revue des Relations Industrielles. (2023). Le dialogue relationnel dans les relations professionnelles : une approche polyphonique. Relations Industrielles / Industrial Relations, 78(1), 45-72.
GamesIndustry.biz. (2025, 17 septembre). Build A Rocket Boy employees publish open letter criticizing management practices.
Game Developer. (2025, 18 septembre). IWGB supports Build A Rocket Boy staff letter denouncing crunch and lack of communication.
Eurogamer. (2025, 19 septembre). Build A Rocket Boy developers speak out on toxic leadership and culture issues.



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